Au treizième siècle la domination de l’Occident prétendait s’approprier ces pays directement et les gouverner en son propre nom; maintenant faute de mieux on cherchera à y provoquer, à y favoriser l’établissement de petites nationalités bâtardes, de petites existences politiques, soi-disant indépendantes, vains simulacres bien mensongers, bien hypocrites, bons, tout au plus, à masquer la réalité, et cette réalité ce serait maintenant comme alors: la domination de l’Occident.
Ce qui vient d’être tenté en Grèce est une grande révélation et devrait servir d’enseignement à tout le monde. Il est vrai que jusqu’à présent la tentative ne paraît guère avoir profité à ceux qui en ont été les instigateurs. L’arme a répercuté contre la main qui s’en est servie. Et cette révolution qui après avoir annulé un pouvoir d’origine étrangère paraît avoir restitué l’initiative à des influences plus nationales, pourrait fort bien en définitive aboutir à resserrer le lien qui rattache ce petit pays au grand tout, dont il n’est qu’une fraction.
Il faut se dire d’ailleurs que tout ce qui se passe ou se passerait en Grèce ne sera jamais qu’un épisode, un détail de la grande lutte entre l’Occident et nous. Ce n’est pas là-bas, aux extrémités que l’immense question sera décidée. C’est ici, parmi nous, au centre, au cœur même de ce monde de l’Orient Chrétien, de l’Orient Européen que nous représentons, de ce monde qui est nous-même. Ses destinées définitives qui sont aussi les nôtres, ne dépendent que de nous; elles dépendent avant tout du sentiment plus ou moins énergique qui nous lie, qui nous identifie l’un à l’autre.
Répétons-le donc et ne nous lassons pas de le redire: l’Eglise d’Orient est l’Empire orthodoxe, l’Eglise d’Orient héritière légitime de l’Eglise universelle, l’Empire orthodoxe identique dans son principe, étroitement solidaire dans toutes ses parties. Est-ce là ce que nous sommes? ce que nous voulons être? Est-ce là ce que l’on prétend nous contester?
Voilà, pour qui sait voir, toute la question entre nous et la propagande occidentale; c’est le fond même du débat. Tout ce qui n’est pas cela, tout ce qui dans la polémique de la presse étrangère ne se rattache pas à cette grande question plus ou moins directement comme une conséquence à son principe, ne mérite pas un instant d’occuper notre attention. C’est de la déclamation pure.
Pour nous, nous ne saurions nous pénétrer assez intimement de ce double principe historique de notre existence nationale. C’est le seul moyen de tenir tête à l’esprit de l’Occident, de mettre un frein à ses prétentions comme à ses hostilités.
Jusqu’à présent, avouons-le, dans les rares occasions où nous avons pris la parole pour nous défendre contre ses attaques, nous l’avons fait, à une ou deux exceptions près, d’une manière trop peu digne de nous. Nous avions trop l’air d’écoliers cherchant par de gauches apologies à désarmer la mauvaise humeur de leur maître.
Quand nous saurons mieux qui nous sommes, nous ne nous aviserons plus de faire amende honorable à qui que ce soit d’être ce que nous sommes.
Et que l’on ne s’imagine pas qu’en proclamant hautement nos titres nous ajouterions à l’hostilité de l’opinion étrangère à notre égard. Ce serait bien peu connaître l’état actuel des esprits en Europe.
Encore une fois ce qui fait le fond de cette hostilité, ce qui vient en aide à la malveillance qu’ils exploitent contre nous, c’est cette opinion absurde et pourtant si générale que tout en reconnaissant, en s’exagérant peut-être nos forces matérielles, on en est encore à se demander si toute cette puissance est animée d’une vie morale, d’une vie historique qui soit propre. Or, l’homme est ainsi fait, surtout l’homme de notre époque, qu’il ne se résigne à la puissance physique qu’en raison de la grandeur morale qu’il y voit attaché.
Chose bizarre en effet, et qui dans quelques années paraîtra inexplicable. Voilà un Empire qui par une rencontre sans exemple peut-être dans l’histoire du monde, se trouve à lui seul représenter deux choses immenses: les destinées d’une race toute entière et la meilleure, la plus saine moitié de l’Eglise Chrétienne.
Et il y a encore des gens qui se demandent sérieusement quels sont les titres de cet Empire, quelle est sa place légitime dans le monde!.. Serait-ce que la génération contemporaine est encore tellement perdue dans l’ombre de la montagne qu’elle a de la peine à en apercevoir le sommet?..
Il ne faut pas l’oublier d’ailleurs: pendant des siècles l’Occident Européen a été en droit de croire que moralement parlant il était seul au monde, qu’à lui seul il élait l’Europe toute entière. Il a grandi, il a vécu, il a vieilli dans cette idée, et voilà qu’il s’aperçoit maintenant qu’il s’était trompé, qu’il y avait à côté de lui une autre Europe, sa sœur cadette peut-être, mais en tout cas sa sœur bien légitime, qu’en un mot il n’était lui que la moitié du grand tout. Une pareille découverte est une révolution tout entière entraînant après elle le plus grand déplacement d’idées qui se soit jamais accompli dans le monde des intelligences.
Est-il étonnant que de vieilles convictions luttent de tout leur pouvoir contre une évidence qui les ébranle, qui les supprime? et ne serait-ce pas à nous de venir en aide à cette évidence, à la rendre invincible, inévitable? Que faudrait-il faire pour cela?
Ici je touche à l’objet même de cette courte notice. Je conçois que le gouvernement Impérial ait de très bonnes raisons pour ne pas désirer qu’à l’intérieur, dans la presse indigène, l’opinion s’anime trop sur des questions bien graves, bien délicates en effet, sur des questions qui touchent aux racines mêmes de l’existence nationale; mais au dehors, mais dans la presse étrangère, quelles raisons aurions-nous pour nous imposer la même réserve? Quels ménagements avons-nous encore à garder vis-à-vis d’une opinion ennemie qui, se prévalant de notre silence, s’empare tout à son aise de ces questions et les résout l’une après l’autre, sans contrôle, sans appel, et toujours dans le sens le plus hostile, le plus contraire à nos intérêts. Ne nous devons-nous pas à nous-même de faire cesser un pareil état de choses? Pouvons-nous encore nous en dissimuler les grands inconvénients? et qu’est-il nécessaire de rappeler le déplorable scandale d’apostasie récente tant politique que religieuse… et ces apostasies auraient-elles été possibles si nous n’avions pas bénévolement, gratuitement livré à l’opinion ennemie le monopole de la discussion?
Je prévois l’objection que l’on va me faire. On est, je le sais, trop disposé chez nous à s’exagérer l’insuffisance de nos moyens, à se persuader que nous ne sommes pas de force à engager avec succès la lutte sur un pareil terrain. Je crois que l’on se trompe; je suis persuadé que nos ressources sont plus grandes qu’on ne se l’imagine; mais même en laissant de côté nos ressources indigènes, ce qui est certain, c’est que l’on ne connaît pas assez chez nous les forces auxiliaires que nous pourrions trouver au dehors. En effet, quelque soit la malveillance apparente et souvent trop réelle de l’opinion étrangère à notre égard, nous n’apprécions pas assez ce que dans l’état de fractionnement où sont tombés en Europe les opinions aussi bien que les intérêts, une grande, une importante unité comme l’est la nôtre, peut exercer d’ascendant et de prestige sur des esprits que ce fractionnement poussé à l’extrême a réduit au dernier degré de lassitude.
Nous ne savons pas assez combien on y est avide de tout ce qui offre des garanties de durée et des promesses d’avenir… comme on y éprouve le besoin de se rallier ou même de se convertir à ce qui est grand et fort. Dans l’état actuel des esprits en Europe, l’opinion publique, toute indisciplinée, toute indépendante qu’elle paraisse, ne demande pas mieux au fond que d’être violentée avec grandeur. Je le dis avec une conviction profonde: l’essentiel, le plus difficile pour nous, c’est d’avoir foi en nous-même; d’oser nous avouer à nous-même toute la portée de nos destinées, d’oser l’accepter tout entière. Ayons cette foi, ce courage. Ayons le courage d’arborer notre véritable drapeau dans la mêlée des opinions qui se disputent l’Europe, et il nous fera trouver des auxiliaires là même où jusqu’à présent nous n’avions rencontré que des adversaires. Et nous verrons se réaliser une magnifique parole, dite dans une circonstance mémorable. Nous verrons ceux-là même qui jusqu’à présent se déchaînaient contre la Russie ou cabalaient en secret contre elle, se sentir heureux et fiers de se rallier à elle, de lui appartenir.
Ce que je dis là n’est pas une simple supposition. Plus d’une fois des hommes éminents par leur talents aussi que par l’autorité que ce talent leur avait acquise sur l’opinion, m’ont donné des témoignages non équivoques de leur bonne volonté, de leurs bonnes dispositions à notre égard. Leurs offres de service étaient telles qu’elles n’avaient rien de compromettant ni pour ceux qui les faisaient, ni pour celui qui les aurait acceptées. Ces hommes assurément n’entendaient pas se vendre à nous, mais ils n’auraient pas mieux demandé que de nous savoir chacun dans la ligne et dans la mesure de son opinion. L’essentiel eût été de coordonner ces efforts, de les diriger tous vers un but déterminé, de faire concourir ces diverses opinions, ces diverses tendances au service des intérêts permanents de la Russie, tout en conservant à leur langage cette franchise d’assaut sans laquelle on ne fait pas d’impression sur les esprits.
Il va sans dire qu’il ne saurait être question d’engager avec la presse étrangère une polémique quotidienne minutieuse portant sur des petits faits, sur des petits détails; mais ce qui serait vraiment utile, ce serait par exemple de prendre pied dans le journal le plus accrédité de l’Allemagne, d’y avoir des organes graves, sérieux, sachant se faire écouter du public — et tendant par des voies différentes, mais avec un certain ensemble vers un but déterminé.
Mais à quelles conditions réussirait-on à imprimer à ce concours de forces individuelles et jusqu’à un certain point indépendantes une direction commune et salutaire? A la condition d’avoir sur les lieux un homme intelligent, doué d’énergiques sentiments de nationalité, profondément dévoué au service de l’Empereur et qui par une longue expérience de la presse aurait acquis une connaissance suffisante du terrain sur lequel il serait appelé à agir.
Quant aux dépenses que nécessiterait l’établissement d’une presse russe à l’étranger, elles seraient minimes comparativement au résultat qu’on pourrait en attendre.
Si cette idée était agréée, je m’estimerais trop heureux de mettre aux pieds de l’Empereur tout ce qu’un homme peut offrir et promettre: la propreté de l’intention et le zèle du dévouement le plus absolu.
La Russie et la Révolution*
Pour comprendre de quoi il s’agit dans la crise suprême où l’Europe vient d’entrer, voici ce qu’il faudrait se dire. Depuis longtemps il n’y a plus en Europe que deux puissances réelles: «la Révolution et la Russie». — Ces deux puissances sont maintenant en présence, et demain peut-être elles seront aux prises. Entre l’une et l’autre il n’y a ni traité, ni transaction possibles. La vie de l’une est la mort de l’autre. De l’issue de la lutte engagée entre elles, la plus grande des luttes dont le monde ait été témoin, dépend pour des siècles tout l’avenir politique et religieux de l’humanité.
Le fait de cet antagonisme éclate maintenant à tous les yeux, et cependant, telle est l’intelligence d’un siècle hébété par le raisonnement, que tout en vivant en présence de ce fait immense, la génération actuelle est bien loin d’en avoir saisi le véritable caractère et apprécié les raisons.
Jusqu’à présent c’est dans une sphère d’idées purement politiques qu’on en a cherché l’explication; c’est par des différences de principes d’ordre purement humain qu’on avait essayé de s’en rendre compte. Non, certes, la querelle qui divise la Révolution et la Russie tient à des raisons bien autrement profondes; elles peuvent se résumer en deux mots.
La Russie est avant tout l’empire chrétien; le peuple russe est chrétien non seulement par l’orthodoxie de ses croyances, mais encore par quelque chose de plus intime encore que la croyance. Il l’est par cette faculté de renoncement et de sacrifice qui fait comme le fond de sa nature morale. La Révolution est avant tout anti-chrétienne. L’esprit anti-chrétien est l’âme de la Révolution; c’est là son caractère propre, essentiel. Les formes qu’elle a successivement revêtues, les mots d’ordre qu’elle a tour à tour adoptés, tout, jusqu’à ses violences et ses crimes, n’a été qu’accessoire ou accidentel; mais ce qui ne l’est pas, c’est le principe anti-chrétien
qui l’anime, et c’est lui aussi (il faut bien le dire) qui lui a valu sa terrible puissance sur le monde. Quiconque ne comprend pas cela, assiste en aveugle depuis soixante ans au spectacle que le monde lui offre.
Le moi humain, ne voulant relever que de lui-même, ne reconnaissant, n’acceptant d’autre loi que celle de son bon plaisir, le moi humain, en un mot, se substituant à Dieu, ce n’est certainement pas là une chose nouvelle parmi les hommes; mais ce qui l’était, c’est cet absolutisme du moi humain érigé en droit politique et social et aspirant à ce titre à prendre possession de la société. C’est cette nouveauté-là qui en 1789 s’est appelée la Révolution Française.