Boris Godounoff pensa sérieusement à se rapprocher de l'Europe, à introduire les arts et les sciences de l'Occident, à établir des écoles; mais, sous ce dernier rapport, il trouva une opposition décidée de la part du clergé. Celui-ci se soumettait à tout, mais il craignait les lumières qui n'avaient point leur source dans l'orthodoxie. Il n'était pas facile aussi de faire venir des étrangers, attendu que les peuples baltiques leur barraient la route. On eût dit que, pressentant l'asservissement actuel de leurs descendants par la Russie, ils interceptassent chaque rayon de lumière venant d'Occident en Moscovie.
Ce que Boris n'a osé faire, le faux Démétrius le tenta. Homme instruit, civilisé, chevaleresque, il obtint le trône par une guerre civile, faite au nom de la légitimité et soutenue par la Pologne et les Cosaques. Démétrius attaqua plus directement que son prédécesseur les anciennes coutumes et les mœurs stationnaires de la Russie. Il ne cachait ni ses plans de réforme, ni ses prédilections pour les mœurs polonaises et l'église romaine.
Le peuple de Moscou, soulevé par des boyards rebelles au nom de l'orthodoxie et de la nationalité en danger, envahit le palais, massacra le jeune tzar, profana son cadavre, le brûla, et après avoir bourré un canon de ses cendres, les dispersa au vent.
La fermentation, surexcitée par ces événements, répandit une activité fébrile dans tout l'Etat. La Russie s'agita de Kazan, jusqu'à la Neva et la Pologne… Etait-ce un effort instinctif du, peuple pour se constituer d'une autre manière, ou bien la dernière convulsion du désespoir, après laquelle il devint passif et laissa faire, jusqu'à nos jours, le gouvernement?..
La confusion, l'irritation furent grandes, le sang coula partout. Après la mort du pseudo-Démétrius, on produisit un second prétendant, puis un troisième… L'un d'eux se tenait à quelques lieues de Moscou, dans un camp retranché, entouré de corps francs-russes, de Polonais et de Cosaques. Les provinces s'armaient, les unes pour aller au secours de Moscou, les autres pour aider aux prétendants; le palais du Kremlin restait vide, il n'y avait pas de tzar, pas même de gouvernement régulier. Le roi Sigismond de Pologne voulait imposer à la Russie son fils Vla-dislaf; une armée suédoise occupait le Nord de la Russie et voulait faire monter un de ses princes sur le trône russe; le peuple opta pour les princes Chouïski, tandis que les provinces ne voulaient pas en entendre parler. L'interrègne, la guerre civile, la guerre avec les Polonais, les Cosaques et les Suédois, l'absence de tout gouvernement durèrent quatre ans. Les dernières forces du peuple furent épuisées dans la défense de l'indépendance politique, aucun sacrifice ne lui coûta. Le boucher de Nijni, Minine et le prince Pojarski sauvèrent la patrie, mais ils ne la sauvèrent que des étrangers. Le peuple, las de troubles, de prétendants, de guerre, de pillage, voulait le repos à tout prix. Ce lut alors qu'on fit une élection hâtive, en dehors de toute légalite, sans consulter le peuple; on proclama le jeune Romanoll tzar de toutes les Russies. Le choix tomba sur lui, parce que, en rertu de son âge, il n'inspirait d'ombrage à aucun parti. Ce fut une élection dictée par la lassitude.
Le règne de Romanoff, avant Pierre Ier, fut la fleuraison du regime pseudo-byzantin; le peuple était comme mort, ou ne donnait des signes de vie qu'en formant des bandes de brigands qui parcouraient les rives la Samara et la Volga. Les rouages lourds d’une administration mal entendue écrasaient le peuple; te gouvernement entrevoyait son incapacité, faisait venir des étrangers, ne pouvait se tirer d'affaires sans l'exemple de l'Europe, et, par une absurde contradiction, il continuait pourtant à se renfermer dans une nationalité exclusive et professait une haine sauvage pour toute innovation.
Il faut lire les récits des mœurs moscovites de ce temps, faits par un diplomate russe, qui s'est réfugié, vers la fin du XVIIe siècle, à Stockholm, Kochikhine. On recule avec horreur devant l'asphyxie sociale de ce temps, devant ces mœurs qui n'étaient qu'une parodie de mauvais goût du Bas-Empire. Les dîners, les processions, les vêpres, les messes, les réceptions d'ambassadeurs, les changements de costumes trois ou quatre fois par jour, formaient toute l'occupation des tzars. Autour d'eux se rangeait une oligarchie sans dignité, sans culture. Ces fiers aristocrates, vaniteux des fonctions qu'avaient occupées leurs pères, étaient fustigés dans les écuries du tzar, même knoutés sur la place publique, sans en ressentir l'offense. Il n'y avait rien l'humain dans cette société ignorante, stupide et apathique. Il fallait nécessairement sortir de cet état, ou pourrir avant d'avoir été mûr.
Mais comment en sortir, d'où attendre le salut? Certes, il ne pouvait venir du clergé, qui était alors à l'apogée de sa grandeur et de son influence. Le peuple courbait la tête et se tenait à l'écart; étaient-ce donc ces boyards flagellés qui pouvaient lui indiquer le chemin? Evidemment non, mais lorsqu'une exigence азе fait sentir, les moyens pour la réaliser ne manquent jamais.
La révolution qui devait sauver la Russie sortit du sein même de la famille, jusque-là apathique, des Romanoff.
Avant d'aller plus loin, il nous faut aborder une des questions ïes plus embrouillées de l'histoire russe: le développement du serrage. Aucune histoire, ni ancienne ni moderne, ne nous présente rien d'analogue à ce qui s'est produit en Russie, au XVIIe siècle, et à ce qui s'est établi définitivement "au XVIIIe, par rapport aux paysans. Par une série de simples mesures de police, par les empiétements des seigneurs qui possédaient des terres habitées, par la tolérance du gouvernement et par l'inertie des paysans, ceux-ci devinrent, de libres qu'ils étaient, de plus en plus fermes à la terre (krepki), propriétés inséparables du sol. Il semble que toutes les libertés de l'état naturel que les Slaves avaient conservées devaient passer par le terrible creuset de l'absolutisme et de l'arbitraire, pour être reconquises par des souffrances et des révolutions.
La commune rurale était restée intacte, pendant que les tzargi minaient les franchises des villes et des campagnes. Son tour vint mais ce ne fut point la commune, ce fut le paysan qu'on écrasa. Nous rencontrons au commencement du XVIIe siècle une loi du tzar Godounoff qui règle et limite les droits du paysan de passer des terres d'un seigneur sur les terres d'un autre. Cette-loi ne mettait même pas en doute les droits de migration, encore; moins la liberté individuelle des paysans; elle ne fut motivée que par des raisons économiques assez plausibles au point de vue gouvernemental. Les paysans abandonnaient les terres des pauvres propriétaires et affluaient sur les terres des seigneurs riches; les contrées fertiles étaient encombrées, tandis que les-terrains stériles manquaient de bras. Le tzar Godounoff, usurpateur adroit et détesté des grands seigneurs, flattait en outre par cette loi les petits propriétaires. Tel a été le premier pas vers le servage.
Bientôt, le même prince fit une autre loi à peine concevable; pour la rendre intelligible, il faut dire qu'anciennement le nombre-des serfs en Russie était très restreint: c'étaient ou des prisonniers de guerre ou des esclaves achetés en pays étrangers (kholopi), ou enfin des hommes qui se vendaient eux-mêmes avec leurs descendants (kabalny ludi). Ces gens n'avaient rien de commun ni avec le paysan, ressortissant de la commune et cultivant la terre-seigneuriale, ni avec les serviteurs libres des boyards. Ces derniers étaient souvent renvoyés en grand nombre par les maîtres et allaient se répandre en mendiants ou voleurs de grande route, ou bien, joignaient les brigands de la Volga et les Cosaques du Don, ces receleurs de tous les vagabonds et de tous les gens en guerre avec la société. Boris, toujours en garde, craignait cette masse mécontente et affamée; pour mettre fin à ces inconvénients, et pour être sûr que ces hommes fussent nourris pendant la famine et ne se dispersassent pas, il décréta que les domestiques qui reseraient un temps donné chez leurs maîtres, seraient leurs serfs-t ne pourraient ni les quitter, ni être renvoyés. C'est ainsi que des milliers d'hommes tombèrent dans l'esclavage presque sans s'en apercevoir. Les désertions et les fuites ne diminuèrent pas; il serait difficile de préciser combien de soldats cette loi procura aux bandes de Démétrius, de Gohsefski, de Jolkefski, du hetman des Zaporogues et de tous les condottieri qui dévastaient la Russie au commencement du XVIIe siècle. Depuis le règne de Boris jusqu'à Catherine II, un mouvement sourd et sombre agita Je peuple des campagnes, et la révolte de Pougatcheff est aujourd'hui encore vivante dans sa mémoire.
Chaque seigneur répéta en petit le rôle du grand prince de Moscou, et, de même que les villes avaient perdu leurs libertés parce qu'elles restaient dans le vague des usages, la commune dans sa lutte avec le seigneur eut le dessous contre le principe de l'autorité et de l'individualisme, plus énergique et plus égoïste qu'elle. Le tzarisme, basé lui-même sur un pouvoir illimité, devait nécessairement protéger les attentats des seigneurs, en anéantissant les défenseurs naturels des paysans, les jurés, en soutenant le seigneur dans toutes ses contestations avec le paysan.Cependant la loi ne précisait et ne sanctionnait rien, il n'y avait qu'abus de la part du gouvernement et passivité de la part du peuple.
Ce fut dans cet état de choses que le premier recensement ordonné par Pierre Ier, en 1710, fournit un terrain légal à ces abus monstrueux, et ce fut lui, le civilisateur de la Russie, qui les sanctionna. Il serait difficile de déterminer les raisons qui le firent agir de la sorte. Fut-ce une faute, une rancune ou bien un fait providentiel? Ainsi que Pierre Ier fut le représentant du tzarisme et de la révolution, de même le seigneur devint le représentant d'un pouvoir inique en même temps que le véritable levain révolutionnaire. Pierre Ier a entraîné l'Etat dans le mouvement, et le seigneur entraînera directement ou indirectement la commune indolente et passive dans la révolution. Ce ferment sera dissous, sans nul doute, mais ce ne sera qu'après avoir consommé la perte de l'absolutisme. La commune, ce produit du sol, assoupit l'homme, absorbe son indépendance, elle ne peut ni s'abriter du despotisme, ni émanciper ses membres; pour se conserver, elle doit subir une révolution.
Toutes les libertés communales périssaient de fait devant l'individualité prononcée des tzars de Moscou, mais par bonheur, la lignee des tzars aboutit à Pierre, qui fut le véritable représentant du principe révolutionnaire latent dans le peuple russe. Pierre I ainsi que l'a dit un jeune historien, fut la première individualite russe qui osât se poser d'une manière indépendante. Un rôle semblable revient à la noblesse russe: elle représente le principe individuel en regard de la commune, et partant, l’opposition à l'absolutisme.
Elle ne brisera pas la commune, elle l'opprimera jusqu a ce qu’elle se soulève. La commune qui s'est maintenue à travers des siècles est indestructible. Pierre Ier, en détachant complètement la noblesse du peuple et en la dotant d'un pouvoir terrible à l'égard des paysans, déposa au fond de la vie populaire un antagonisme qui ne s'y trouvait point, ou qui ne s'y trouvait au'à un faible degré. Cet antagonisme aboutira à une revolution sociale, et il n'y a pas de Dieu au Palais d'hiver qui puisse détourner cette coupe de la destinée de la Russie.
Le désir de sortir de la situation lourde dans laquelle se trouvait l'Etat s'accroissait de plus en plus, lorsque, vers la fin du XVIIe siècle, il parut sur le trône des tzars un révolutionnaire audacieux doué d'un génie vaste et d'une volonté inflexible.
Pierre Ier ne fut ni un tzar oriental ni un dynaste, ce fut un despote, à l'instar du Comité de Salut public, despote en son propre nom et au nom d'une grande idée, qui lui assurait une supériorité incontestable sur tout ce qui l'entourait. Il s'arracha au mystère dont s'entourait la personne du tzar, et jeta avec dégoût loin de lui la défroque byzantine dont se paraient ses prédécesseurs. Pierre Ier ne pouvait se contenter du triste rôle d'un Dalaï-Lama chrétien, orné d'étoffes dorées et de pierres précieuses, qu'on montrait de loin au peuple, lorsqu'il se transportait avec gravité de son palais à la cathédrale de l'Assomption, et de la cathédrale de l'Assomption à son palais. Pierre Ier paraît devant son peuple en simple mortel. On le voit, ouvrier infatigable, depuis le matin jusqu'à la nuit, en simple redingote militaire, donner des ordres et enseigner la manière dont il faut les exécuter; il est maréchal ferrant et menuisier, ingénieur, architecte et pilote. On le voit partout sans suite, tout au plus avec un aide-de-camp, dominant la foule par sa taille. Pierre le Grand, comme nous l'avons dit, fut le premier individu émancipé en Russie, et, par cela même, révolutionnaire couronné. Il soupçonnait ne pas être le fils du tzar Alexis. Un soir il demanda naïvement, au souper, au comte Iagoujinski s'il n'éta pas son père? – «Je n'en sais rien, répondit Iagoujinski pressé par lui la défunte tzarine avait tant d'amantsi» Voilà pour la légitimité. Quant aux intérêts dynastiques, vous savez que Pierre se trouvant à Pruth, dans une position désespérée, écrivit au sénat de choisir pour son successeur le plus digne, croyant son fils incapable de lui succéder. Il le fit juger et exécuter ensuite dans la prison. Pierre Ier couronna impératrice une cabaretière femme d'un soldat suédois, devenue depuis la courtisane de son favori prince Ménchikoff, ci-devant garçon pâtissier. Les circonstances au milieu desquelles le métropolitain Théophane et le prince Ménchikoff proclamèrent la dernière volonté de Pierre Ier laissent beaucoup de doutes, mais le fait est que l'aventurière livonnienne qui parlait à peine le russe fut proclamée, à sa mort, impératrice – sans que personne songeât à contester ses droits.