« À sa sortie de Fontevrault, Millard est revenu rôder à Marseille, puis à Toulon. Il était assez mal en point et essayait de se remettre en selle. Son idée, d’après Meurant, n’était plus de bricoler, mais de réussir un gros coup qui le tirerait d’affaire une fois pour toutes.
« Dès qu’il aurait remonté sa garde-robe, il avait l’intention de gagner Paris.
« Il n’est resté que quelques semaines sur la Côte. Meurant admet qu’il lui a remis de petites sommes, qu’il l’a présenté à des copains et que ceux-ci l’ont aidé à leur tour.
« Quant à la question de Ginette Meurant, son beau-frère en parle comme d’une plaisanterie. Il aurait dit à Millard, au moment de son départ :
« — S’il t’arrive de manquer de femmes, il y a toujours ma petite belle-sœur, qui est mariée à un imbécile et qui s’ennuie.
« Il jure qu’il n’y a rien eu d’autre. Il a donné l’adresse de Ginette, ajoutant qu’elle fréquentait volontiers un bal de la rue des Gravilliers.
« À l’en croire, Pierre Millard ne lui a plus donné de ses nouvelles et il n’en a pas reçu non plus de Ginette. »
Ce n’était pas nécessairement vrai, mais c’était plausible.
— Qu’est-ce que j’en fais ?
— Vous prenez sa déposition et vous le relâchez. Ne le perdez quand même pas de vue, car on aura besoin de lui au procès.
S’il y avait procès ! Une nouvelle enquête allait commencer, dès que Lapointe et Janvier amèneraient Ginette Meurant dans le bureau de Maigret.
Établirait-on d’une façon suffisante sa complicité avec son amant ?
Nicolas Cajou irait reconnaître le corps de Millard, puis la femme de chambre, d’autres encore.
Ensuite, ce serait l’instruction, puis, éventuellement, la transmission du dossier à la chambre des mises en accusation.
Pendant tout ce temps-là, il était plus que probable que Ginette resterait en prison.
Puis, un jour, elle passerait aux Assises à son tour.
Maigret serait appelé comme témoin, une fois de plus. Les jurés essayeraient de comprendre quelque chose à cette histoire qui se déroulait dans un monde si différent de leur univers familier.
Avant cela, parce que l’affaire était plus simple et le tableau moins chargé aux Assises de Seine-et-Marne, Maigret serait convoqué à Melun.
Avec d’autres témoins, on l’enfermerait dans une pièce sombre et feutrée comme une sacristie où il attendrait sou tour en regardant la porte et en écoutant les échos assourdis de l’audience.
Il retrouverait Gaston Meurant entre deux gendarmes, jurerait de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.
La dirait-il vraiment toute ? N’avait-il pas pris, à certain moment, tandis que le téléphone sonnait sans cesse dans son bureau, d’où il tenait en quelque sorte tous les fils des personnages, une responsabilité difficile à expliquer ?
N’aurait-il pas pu...
Dans deux ans, il n’aurait plus à se charger des problèmes des autres. Il vivrait avec Mme Maigret loin du quai des Orfèvres et des palais de justice où on juge les hommes, dans une vieille maison qui ressemblait à un presbytère, et, pendant des heures, il resterait assis dans une barque amarrée à des fiches, à regarder couler l’eau et à pêcher à la ligne.
Son bureau était plein de fumée de pipe. On entendait, à côté, cliqueter des machines à écrire, sonner des téléphones.
Il sursauta quand, après un léger coup frappé à la porte, celle-ci s’ouvrit sur la jeune silhouette de Lapointe.
Eut-il vraiment un mouvement de recul, comme si on venait lui réclamer des comptes ?
— Elle est ici, patron. Vous voulez la voir tout de suite ?
Et Lapointe attendait, voyant bien que Maigret sortait lentement d’un rêve — ou d’un cauchemar.
FIN
Nolani, le 23 novembre 1959.